Il ne fallait pas interviewer Lawrence Krauss ?


Cher Sébastien,

Je réponds aux remarques que tu as formulées ici : https://twitter.com/FlashCordon/status/1318278172597694466

Tu n'es pas le seul à nous reprocher d'avoir invité Lawrence Krauss dans la Tronche en Biais. J'assume. Ce choix est le mien, et mon équipe m'a fait confiance. Je te remercie d'avoir apporté ton point de vue. Je suppose que te répondre fait partie du job. Je trouve dommage que tu n'aies réagi avec ce long thread très structuré qu'après la publication de l'interview que j'avais annoncée il y a quelques temps déjà.

Lawrence Krauss n'est pas une vache sacrée ni un prophète. Il n'est pas parfait, et il n'est pas question de le poser sur un piédestal comme un modèle supérieur d'être humain qu'il faudrait prendre en exemple sous tous les aspects. Il le sait très bien. Parce qu'il n'est pas plus religieux que nous le sommes nous-mêmes. Nous avons même insisté là-dessus dans l'interview que, j'espère, tu as regardée.
Nous (je parle de la TeB, des sceptiques en général) n'avons aucune espèce de rapport religieux envers aucun des grands personnages de l'histoire du scepticisme, tous certainement coupables de bien des méfaits de gravité diverse au cours de leur existence. L'idolâtrie, c'est la boutique d'en face. Dans la mesure où notre famille de pensée a pour socle une indulgence pour les défauts des individus, bardés de biais et de faiblesses, couplée à l'exigence de ne rien tenir pour vrai sans preuve ou démonstration, je resterai indulgent envers toi, d'autant que je t'apprécie humainement.

Voici le contexte requis pour comprendre la genèse de l'interview publiée le 19 octobre :
Lawrence Krauss va sortir un livre sur le changement climatique avec l'idée qu'un physicien peut apporter sur le sujet des lumières qui aident les non-climatologues à mieux comprendre comment on comprend le climat, comment on détermine ce qui change, et les raisons pour lesquelles cela se produit. L'éditeur de la version française me propose un entretien à la faveur de la préparation de ce livre. J'en profite pour proposer un entretien sur sa vocation pour la science et la vulgarisation.

Je connais L. Krauss pour ses livres de vulgarisation et surtout pour sa présence dans des débats sur la religion. Il s'y montre toujours très respectueux de la liberté de conscience de chacun, contrairement à ce que tu laisses entendre, probablement par ignorance de cette partie de son travail. (Ignorance que je soupçonne grande car tu parles d'une "obédience" athée).
Concernant la partie cosmologie-métaphysique je déplore un homme de paille dans ta critique. Que dit Krauss dans son "A Universe from nothing" ? Qu'il existe un modèle scientifique qui offre les moyens de penser rationnellement la chose suivante : il est possible que l'Univers soit apparu à partir de "rien". Il devient possible d'aborder la question de Leibnitz en interrogeant les termes métaphysiques à la lumière de la physique moderne pour les traiter avec un peu mieux que la vieille stratégie de la raison pure qui plait énormément aux théologiens mais n'est finalement pas si utile aux autres (et parmi les autres figurent beaucoup de philosophes). Ceux qui regarderont l'interview verront, qu'en somme, tu caricatures Krauss comme on le fait toujours avec ceux qui prennent publiquement la parole contre les religions ; il n'a jamais prétendu que l'on avait la preuve que l'univers soit issu de Rien. Il le dit tel quel parce que je le lui demande en ces termes : "Est-ce prouvé ? — Non, non, non."
Alors à quoi bon, se demandent peut-être ceux qui ne sont pas familiers avec les débats autour de ces questions ? Parce que l'un des arguments les plus répétés des apologètes est qu'il est totalement impossible, impensable, illicite d'oser croire que l'Univers puisse exister sans avoir une cause extérieure, une cause qu'on s'empresse de draper dans les atours de sa version personnelle de "Dieu". J'avais d'ailleurs utilisé un extrait d'une conférence de Lawrence Krauss pour répondre à cet argument dans une vidéo de février 2015, aux tous débuts de la chaîne (https://www.youtube.com/watch?v=46zIv4gNuN4&ab_channel=LaTroncheenBiais).

Je constate, Sébastien, que tu es mal à l'aise avec une forme de militance pour la liberté de conscience qui commence par dire qu'il faut reconnaître la nocivité de la religion. Réduire Richard Dawkins à un "tonton islamophobe" est un tantinet indigne de ta part. Résumer "The Unbelievers" à « je veux détruire les religions avec mon bro Richard Dawkins » me semble malhonnête et je t'invite à regarder plus que la bande annonce.
Quand le Pape Jean-Paul II dit au physicien Stephen Hawking: « Ce qu'il y a après le big bang c'est pour vous, et ce qu'il y a avant, c'est pour nous », c'est la théologie qui continue de vouloir dicter les règles du jeu. On peut considérer que le pape fait autorité sur la chose. On peut aussi en douter. Je défends l'idée qu'il faut supporter que des intellectuels posent un pied sur le terrain que les théologiens voudraient garder en apanage. Les critiques de Krauss envers la philosophie sont peut-être excessives, mais elles n'étaient pas le sujet de notre entretien (une heure, c'est court !), et peut-être devrais-tu le contacter pour programmer une conversation sur ce sujet-là au lieu de risquer de verser dans le whataboutisme.

Finalement reste la phrase au sujet d'Epstein. Krauss a dit : “As a scientist I always judge things on empirical evidence and he always has women ages 19 to 23 around him, but I’ve never seen anything else, so as a scientist, my presumption is that whatever the problems were I would believe him over other people.”
Je ne me suis pas beaucoup intéressé à cette histoire. J'ignore le nom des nombreuses personnes accusées d'avoir été trop proches d'Epstein. J'ignorais en tout cas que Krauss ait pris sa défense à plusieurs occasions. Je trouve cette phrase totalement navrante, elle n'honore pas son auteur, elle est tournée d'une manière dérangeante pour des raisons qui appartiennent à son contexte d'énonciation qui remonte à 2011. Je voudrais souligner combien il est facile aujourd'hui de savoir quelle attitude il aurait fallu adopter il y a neuf ans.
Mais je vais ici formuler un regret : quand durant l'interview j'ai évoqué le podcast de Lawrence Krauss "five minute physics" j'aurais pu/dû évoquer Jeffrey Epstein et cette fameuse phrase pour demander un éclaircissement, mais j'ignorais qu'Epstein fut mécène de ce programme et je n'ai pas souvenir d'avoir eu connaissance de cette phrase au moment de faire l'interview. En tout cas cela ne me paraissait pas assez important pour que je creuse cet aspect des choses.
Néanmoins je voudrais aussi que nous ayons du respect pour quelques concepts fondamentaux, notamment la liberté d'expression (je suis heureux que tu puisses à ton aise critiquer tout ce qui te sembles critiquable, ce que tu fais d'ailleurs de manière très confraternelle), la présomption d'innocence (même dans un contexte où la parole des victimes doit être soutenue, la condamnation est l'affaire de la justice, pas de la foule ni de Buzzfeed) et la liberté éditoriale, même d'une petite chaîne comme la nôtre : le choix des invités est subjectif, contingent, il dépend aussi de la chance, des opportunités, du hasard, et des préférences personnelles de celui qui prend la décision. J'ai eu l'opportunité d'avoir une conversation passionnante avec Lawrence Krauss, et, modulo mon regret exprimé ci-dessus, j'en suis très heureux.

Pour finir, je regrette les parfums de censure qui entourent ce type de critique, et la dérive déjà à l'œuvre d'une forme d'effacement des individus et de leurs idées. Combien de temps doit-on reprocher à Krauss sa phrase de 2011? Je l'ignore. Qui établit le délai de prescription ? À partir de combien d'accusations (quel type, quel acte, quel profil de victime présumée ?) faut-il "déplateformer" les intellectuels ?
Je ne peux pas accorder aux hypercritiques le pouvoir de me forcer à ausculter la vie de mes invités à la recherche d'une infamie qui pourrait leur être reprochée afin d'éliminer leur parole. Je ne peux pas me hisser à la prétention que d'aucuns revendiquent de savoir la vérité sur les accusations parfois publiques, parfois non, anonymes ou pas sur les attitudes déplacées, les gestes inconvenants, les propositions indécentes, les mœurs inavouables qui, en contrecoup, devraient effacer trente ou quarante ans de carrière, de combat, de création, pour laisser la place à d'autres dont l'impeccabilité, je regrette d'avoir à le dire, n'est pas certaine.

Je prends note de tes suggestions, il est vrai que Sean Carroll ferait un formidable invité. Mais dois-je attendre une enquête de respectabilité, la caution de Sébastien Carassou suffira-t-elle ?
Newton était un être humain assez exécrable avec ses collègues, Einstein a été odieux avec sa première femme. Darwin était raciste selon les critères actuels. Si les moyens t'étaient donnés de les interviewer, cher Sébastien, j'espère que tu déclinerais en prenant soin de fournir mon contact.

Amitiés,

Acermendax

Reply · Report Post