Réflexions sur la comparaison entre le sport et l'e-sport


Si la comparaison entre sport et e-sport fait régulièrement débat auprès de la communauté e-sportive, des médias traditionnels, ou des institutions publiques et sportives, les récentes déclarations de Tony Estanguet (Président du Comité de candidature Paris 2024) ou Thomas Bach (président du CIO) concernant une potentielle réflexion sur l'intégration de l’esport aux Jeux Olympiques ont dernièrement relancé les discussions autour de la dimension sportive de l’esport (Me Thierry Granturco sur le Huffpost, Olivier Morin sur BFM, ou Sophia Metz sur Europe 1) .

Au-delà des aspects organisationnels, économiques, ou politiques des deux pratiques sur lesquels je reviendrai à la fin de ce post, le "talon d'Achille" (pour reprendre l'expression d'Emma Witkowski) de cette comparaison réside dans la "physicalité" accordée à la pratique e-sportive. Que les deux pratiques soient organisées sous forme compétitive, réglementée et mime les codes médiatiques du sport peut encore passer auprès du grand public, mais la dimension "physique" du sport électronique soulève encore des questionnements.

Que les avis des personnes concernées soient tranchés ou plus mitigés, ils mettent cependant en lumière plusieurs confusions, qui prennent racine d'une part dans une lacune définitionnelle du terme « sport », et d'autre part dans une méconnaissance du phénomène e-sportif.

En effet, lorsqu’il s’agit de comparer sport et e-sport, le premier obstacle auquel chacun est confronté réside dans la multiplicité des représentations (et donc des définitions) de ce qu’est le sport. Bien souvent le sport est assimilé à l’idée de "dépense énergétique" ou "d’activité physique" (sous-entendu « athlétique »). Ainsi, quand le quidam pense au sport, il se représente un athlète entrain de courir, sauter, nager, se battre, frapper dans une balle, faisant preuve de puissance, de force, de vitesse, et se doit donc d’être en sueur.

Dès lors plusieurs problèmes apparaissent : Comment définir une activité physique ? Existerait-il des activités qui ne soient pas « physiques » qui (ne nécessiteraient pas de dépense énergétique) ? Tous les sports sont-ils à forte dépense énergétique ?

Si certain(e)s tentent aujourd'hui des comparaisons avec certaines disciplines sportives olympiques (plus haute reconnaissance institutionnelle sportive) qui nécessitent une dépense énergétique relativement plus faible que d’autres disciplines, comme le tir à la carabine, à l’arc, le curling, ou le golf, ce n'était pas encore évident pour beaucoup il y a quelques années.

Cependant, ces analogies ne doivent à mon avis pas tant servir à montrer la dimension sportive de l'e-sport que souligner le caractère inadéquat de la dimension forcément « énergétique » du sport.

C'est là où la sociologie du sport qui n'a eu de cesse depuis la fin des années 60 d'observer, décrire, théoriser et définir le sport entre en jeu. Aujourd'hui, il est possible d'affirmer que ce qui permet de distinguer une activité sportive d’une autre qui ne l’est pas, consiste en la nature motrice de l'activité. Pour le dire plus simplement et plus clairement, dans le sport, la victoire dépend (entre autres) de l'expertise motrice du pratiquant. Et c’est d'ailleurs là où la comparaison avec les échecs (si chère à de nombreux e-sportifs) s'avère également inappropriée (bien que le ministère ait fait l’erreur de les reconnaître comme sport en 2000) : cette comparaison est bien trop réductrice. Si ce n’est les CCG/TCG (Hearthstone ou Krosmaga par exemple), toutes les disciplines e-sportives (FPS, RTS, MOBA, VS Fighting, Simulations sportives...) nécessitent de la part des joueurs une expertise motrice, contrairement aux joueurs d'échecs. C’est finalement ce qui correspondrait à l’aspect « technique » de l’e-sport. Ainsi, si au basket on apprend par répétition à tirer au panier, au foot à dribbler ou au judo à faire un o-soto-gari, dans l’e-sport, on apprend par répétition à microgérer ses unités dans les RTS (microgestion), à viser dans les FPS (skill), à rentrer des inputs au timing précis sur le stick arcade pour rentrer des combos dans le VS Fighting (exécution) ou à développer des mécaniques dans les MOBA (mécaniques de jeu)… Cette dextérité dont font preuve les joueurs est alors au cœur même de la pratique e-sportive et est déterminante dans la réussite. D’ailleurs, on peut remarquer que tout comme dans le sport certains gestes techniques prennent le nom de leur inventeur (fosbury en saut en hauteur, panenka ou madjer au football…), il en est de même dans l’e-sport (une Insec ou un Xpeke à LoL, un Violet push ou un Sen build à SC II…).

Pour aller plus loin : il n’existe à mon avis aucune activité sportive strictement comparable à l’e-sport. Difficile de dire : "l'e-sport c'est comme le tir à la carabine" (en termes dépense énergétique, ou de précision par exemple), car cela omet alors le fait que dans l'e-sport on affronte un adversaire en simultané et que l'on doit constamment réagir aux ruses adverses (le mindgame).

Selon moi, dans un souci d'objectivité, il convient plutôt de souligner que l’e-sport fait appel à des compétences que l’on peut retrouver dans différents sports. C'est ce qui me semble être le moyen le plus honnête et le plus réaliste pour communiquer à ce sujet-là. Ainsi, parmi les compétences physiques que l'on trouve dans l'e-sport, la capacité à contrôler de manière particulièrement précise le bras qui manie la souris dans les FPS peut être comparable au tir à l’arc, à la carabine ou aux fléchettes ; la capacité à exécuter des combos dans des timings précis peut être comparable aux sports de combats comme la boxe pour la vitesse de réaction, et à la gymnastique ou au plongeon pour la capacité à respecter des timings précis dans les enchaînements ; parmi les compétences cognitives, la capacité à réaliser plusieurs tâches en même temps (multi-tasking) et les capacités d’anticipation nécessaires à la pratique des RTS peuvent être comparées aux courses automobiles (F1)… Finalement, c’est plutôt compétence par compétence que la comparaison me semble la plus judicieuse.

Après avoir mené une longue réflexion sur l’activité sportive qui s’apparenterait le plus à l’e-sport, j’en suis aujourd’hui arrivé à la conclusion suivante, quitte à paraître un peu provocateur et à ne pas servir la cause de la reconnaissance de l'e-sport par le milieu sportif : l’activité qui ressemble selon moi le plus à l’e-sport est le... babyfoot. Je m’explique : dans les deux activités, les joueurs s’affrontent sur un terrain symbolique (la table de babyfoot et l’arène virtuelle à l’écran) ; dans les deux cas, ce que les pratiquant(e)s doivent décoder n’est non pas le corps du pratiquant adverse (comme l’orientation des appuis d’un footballeur, ou la façon dont le joueur de basket tient son ballon…), mais les comportements du prolongement de son corps (les personnages rouges et bleus sur la table de babyfoot, le ou les avatars dans l'e-sport) ; dans les deux cas, les personnages incarnés sont contrôlés par des actions motrices fines des pratiquant(e)s qui vont déterminer sa réussite dans l'univers symbolique de l'affrontement ; et enfin dans les deux cas, les pratiquant(e)s s’affrontent simultanément, et non au tour par tour comme aux fléchettes ou au billard !

Je sais enfin qu'il n'est pas évident pour certains acteurs de la communauté de comprendre l'intérêt d'une telle comparaison. En effet, sport et e-sport sont deux pratiques finalement distinctes. La singularité de l'e-sport réside tout autant dans le fait que l'affrontement entre les joueurs ou les équipes est médié par un outil numérique, qu'il prend place dans un univers virtuel, que les jeux sont des biens privés et appartiennent à des éditeurs qui ont la charge de leur promotion et de leur diffusion, que son institutionnalisation est principalement privée, que son business model est différent...

Cependant, la comparaison entre sport et e-sport peut être utile a plusieurs niveaux. Premièrement, c'est un bon moyen d'introduire au phénomène e-sportif les personnes qui n'y sont pas familières. En effet, out le monde connaît plus ou moins le sport et peut se rattacher à une discipline qu’il regarde à la TV ou qu’il pratique lui-même. Le sport peut alors être un bon miroir pour comprendre les tenants et aboutissants de la pratique e-sportive. Deuxièmement, depuis la première apparition du terme "e-sport" en 1999, la grande majorité des acteurs utilisent ce terme et non pas "tournoi de jeu vidéo", "compétition de jeu vidéo" ou "jeu vidéo compétitif". Le terme s'est imposé à la communauté, jusque dans les médias traditionnels, et ce choix n’est pas anodin puisqu'il contient le terme "sport". Enfin, troisièmement, et c'est peut-être la principale raison, les analogies de forme entre ces deux pratiques contemporaines sont particulièrement nombreuses : performance, entraînements rationalisés, coachs, analystes, championnats/ligues, médailles/coupes, records, arbitres, commentateurs, hypertechnologisation du matériel, hall of fame, dopage, paris truqués, médiatisation, starification… Bref, les exemples abondent.

La réalité est qu’aujourd’hui le sport est la pratique d’affrontement corporelle valorisée dans notre société : frapper quelqu’un dans la rue est considéré comme un délit, mais le faire sur un ring permet à son auteur d’être acclamé par la foule (coucou McGregor et Mayweather). Malgré toutes les études qui montrent les aspects négatifs liés au sport (notamment de haut-niveau) : dopage, blessures physiques, troubles du comportement alimentaire, isolement social... la société encourage la pratique du sport (injonction à l'activité sportive par les ministères du sport et de la santé pour lutter contre l’obésité notamment), et valorise de "soi-disantes" valeurs "sportives" positives, alors même que celui-ci a tout autant servi le discours de régimes politiques dictatoriaux (coucou Hitler ou Staline) qu’égalitaires. Symbole de cet engouement démesuré pour le sport, la lutte incessante de la ville de Paris pour accueillir les JO alors même que les études soulignent que les 15 dernières éditions ont été au mieux des gouffres sans fond pour les finances publiques, au pire le terreau de problèmes sociétaux majeurs (corruption ou délinquance à Rio depuis la fin des Jeux de 2016 par exemple).

Finalement, la comparaison entre le sport et l’e-sport émane de la volonté d’une potentielle légitimation du jeu vidéo et de ses pratiquant(e)s qui n’ont eu de cesse d’être stigmatisé(e)s pour les trois grands maux dont il serait à l’origine : violence, addiction et isolement social.

Pour conclure, Nicolas Pidancet (président de Geneva E-sport Federation, fédération e-sportive reconnue par les instances dirigeantes du sport dans le canton de Genève) souligne que la reconnaissance de l'e-sport par les institutions sportives peut faciliter :
- la création de visas de sportifs pour les compétitions à l'étranger,
- la création de programmes e-sport-études dans les lycée et hautes écoles,
- la création de formations éducatives et pédagogiques labellisées "jeunesses et sports" pour encadrer l'entrainement des jeunes,
- l'obtention d'aides et de ressources, sous formes par exemple d'infrastructure, de la part des institutions publiques,
- l'affichage des sponsors sur l'espace publique,
- la diffusion et la médiatisation des grands événements e-sportifs sans risque de conflit avec l'éditeur...

Enfin, pour ceux qui voudraient avoir des références scientifiques sur lesquelles s'appuyer, je les invite à prendre connaissance des travaux d'Emma Witkowski (@ekwitkowski ), de T.L. Taylor (@ybika), de Seth Jenny (@DrSethJenny ), de Juho Hamari (@VirtualEconomy), de Nicholas Taylor (@nickttaylor), de Stuart Reeves (@5tuartreeves), de Kalle Jonasson (@KalleJonasson), de Jesper Thiborg (@JesperThiborg), d'Ivo Van Hilvoorde, ou encore de Philippe Mora, précurseur en France sur les travaux comparant sport et e-sport.

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