RemedyLane

Brice · @RemedyLane

27th Feb 2017 from TwitLonger

Final Fantasy XV — La folie d'Ophélie


Préludes et Noctis : il y a quelques mois, après l'avoir terminé, je m'étais mis en tête d'écrire un petit truc sur Final Fantasy XV. Compte tenu de son objectif, il ne devait pas être spécialement long. L'idée était seulement — et grossièrement — d'appréhender le titre via un certain prisme, tout en m'étalant un peu sur ou deux autres jeux que j'apprécie partiulièrement — en partie — pour ce prisme-ci. Du coup, j'ai réfléchi un peu, relu une ou deux pièces de théâtre, pris trois ou quatre notes. Simplement le bon gros branlos que je suis s'est dit que ça ne valait finalement pas la peine, et a lâché l'idée juste avant de se lancer dans la rédaction. Mais ! Comme je me suis dit (en vrai, c'est plutôt « on m'a dit ») que ça pouvait peut-être être un peu intéressant quand même, je viens lâcher ma pêche ici.

Alors désolé d'avance, cela ne va pas être spécialement chiadé en terme d'orthographe et de syntaxe, de transition aussi probablement, et certaines de mes idées se sont certainement perdues en route depuis le temps. Depuis plus d'un mois et demi que j'ai cessé de m'intéresser de m'intéresser au titre, je suis pour ainsi dire totalement sorti du jus / jeu. Des détails ont du me quitter. J'espère que ce sera néanmoins un minimum agréable à lire et enrichissant à suivre. L'optique n'est pas d'affirmer quoi que ce soit, mais de proposer modestement une certaine — ma, en fait — lecture de Final Fantasy XV.

ÉVIDEMMENT, tout cela est réservé aux personnes qui ont terminé le jeu.

Le point de départ de l'idée, c'est de partir du point — ou de l'un des points, tant ils sont nombreux — de départ de la critique, à savoir la structure totalement déséquilibrée du jeu qui consiste en une partie open world (chapitres I à VIII, je crois) et une autre se déroulant littéralement sur des rails (chapitres IX à XIV). Une asymétrie qui, par un jeu de miroir, a rappelé à beaucoup celle, inversée, de Final Fantasy XIII. Et qui a, au passage, donné un côté involontairement prophétique — parce que basé initialement sur d'autres motifs — au titre originel Versus XIII. Les causes elles-mêmes sont identiques, trouvant davantage leurs raisons d'être dans des soucis de développement que dans des choix artistiques. Du moins dans la pratique des développeurs. Car dans la théorie de certains joueurs, à propos de FFXIII, ces contraintes sont de purs partis pris permettant à la structure du jeu — et donc à une partie du gameplay — d'enlacer la narration et de servir son propos (le célèbre « C'est normal que ce soit des couloirs : tu es en fuite, tu vas pas aller t'amuser à visiter les baraques des PNJs. Run baby, run ! Et puis Pulse, bah c'est la liberté, le grand air, t'es free mon birdy. »). L'on pourrait croire, via ma formulation que d'aucun lirait pédante et / ou hautaine mais que je m'efforce — sans forcément y parvenir — à rendre la plus « analytique » possible, que je me moque un peu de tous ces joueurs-là, mais pas du tout. Car si l'on n'est pas tout à fait d'accord avec cette interprétation, il n'empêche que, a posteriori, lorsque l'on considère l’œuvre en essayant d'y voir une synergie globale des multiples secteurs d'écritures — ceux qui relèvent du jeu (gameplay, level-design, etc.) et ceux qui relèvent du drame (intrigue, narration, etc.) —, cela reste plutôt sensé et cohérent.

Donc non, je ne me moque pas. Au contraire même, parce que si je m'arrête un moment sur cette « grille de lecture » — construction du jeu asymétrique fonction de l'intrigue — c'est parce que dans une certaine mesure, elle est également applicable à FFXV. J'imagine que je ne suis pas le seul à avancer l'interprétation, que ce soit ici ou ailleurs, que la structure du jeu forme comme un écho au parcours de Noctis. Entre une moitié open world option road trip où le gamin royal Noct et ses potes s'éclatent en bagnole, en Chocobo ou à pieds ; prennent des tas de photos souvenirs en butant du streum et se font bien plaisir niveau bouffe les p'tits batards, et une autre partie bien plus « droite » / « martiale » où l'homme d'État Noctis assume ses responsabilités (la première chose qu'il doit faire une fois arrivé à Altissa ? Parlementer avec la première secrétaire Camelia Claustra) et, de fait, perd en liberté. Ressentie par le joueur — via une perte de liberté de mouvement, donc, mais aussi une accélération des événements entraînée par une narration bien trop précipitée, une intensité dramatique plus vive et une atmosphère plus lourde —, cette dichotomie peut trouver une personnification dans deux personnages féminins que côtoie Noctis au cours du jeu. Dans la première partie, à Lestallum, il y a la fille, Iris ; dans la seconde partie, à Altissia, il y a la femme, Lunafreya. D'un côté, il y a le petit flirt sans suite avec lequel on visite, presque dans la timidité / gène de l'adolescence, le marché de légumes ; de l'autre, il y a la promesse, le mariage, les obligations, les responsabilités. On notera accessoirement l'opposition totale de designs entre les deux filles : Iris, brune aux cheveux courts, aux yeux marrons, habillées en jupette (qui rappelle l'écolière, la fillette) et tons sombres ; Lunafreya, blonde aux cheveux longs, aux yeux bleus, en longue robe blanche et talons (qui renvoient aussi bien à l'épouse qu'à la prêtresse).

Je dis « accessoirement » parce que le véritable miroir de Lunafreya n'est pas Iris, c'est Noctis. Symbolisé par le physique d'abord — le contraste blanc / noir retrouvé —, et par l'attitude ensuite. Et même surtout. D'une certaine manière, durant toute la première partie du jeu, Noctis, c'est l’insouciance. Pas forcément dans la tête du personnage, mais du moins dans les mains du joueur qui vagabonde / s'amuse à sa guise. De la même manière, et durant toute cette même première partie, Lunafreyra, c'est le devoir. Elle poursuit inlassablement sa route sous le joug par ses responsabilités qu'elle accepte sans broncher. Parce qu'elle est née pour ça. Et sa mort est le déclic qui fait basculer Noctis. Quelque part, elle est son soutien, mais aussi son guide. Sa lumière. Pour une fille qui s'appelle Luna (« Lune » — loul, ouais j'ose vous traduire ça) et un mec qui s'appelle Noctis (« Nuit »), avouons que cela tombe plutôt bien.

Et c'est à ce moment là que l'on aborde l'un des éléments les plus intéressants — car l'un des plus importants — de Final Fantasy XV : les noms. Deux raisons à cela : d'une part, parce que dans Final Fantasy, les noms des protagonistes ont toujours été très significatifs, que ce soit vis-à-vis de leur caractère / psyché (Cloud, pour ne citer que le plus connu), ou, comme ici, de leur valeur symbolique ; d'autre part, parce que dans Final Fantasy XV, toute l'intrigue dépend du véritable nom d'un personnage. Pour les premiers, il n'y a pas à aller chercher bien loin : Lunafreya Nox (la lune, la déesse du mariage, la nuit : la lune épouse la nuit ; Luna épouse Noctis) ; Noctis Lucis Caelum (la « lumière du ciel nocturne », la personne qui va éclairer la nuit éternelle du monde, lors d'un combat qui se déroulera à... Insomnia) ; Ravus (« gris », en latin, qui symbolise l’ambiguïté du personnage, tiraillé entre bien et mal) ; le roi Régis ; etc. Même Nyx (déesse de la nuit dans la mythologie grecque) Ulric (mixte germanique du préfixe « Uodal / Opal », qui renvoie à la patrie, et du suffixe « ric / rik », ou celui qui est investi d'un commandement royal).

Et donc Ardyn. Qui est doublement important parce la révélation de son nom originel constitue le coup de théâtre — l'expression est essentielle — du jeu, et que, par conséquent, cela veut dire que c'est un personnage qui a en a deux. Le nom donné et le nom volé. Et là où c'est plutôt bien vu, c'est que non seulement chacun fait écho à l'une des facettes du personnage, mais qu'en plus, ils nous amènent à reconsidérer tout le jeu d'une certaine manière. Tentative d'explication, en commençant par le nom véritable : Ardyn Lucis Caelum. L'on sait déjà ce que veut dire « Lucis » (lumière) et « Caelum » (le ciel). Je n'ai trouvé aucune traduction latine pour Ardyn, mais je pense que la meilleure manière de l'appréhender est d'utiliser son anagramme le plus évident : Nadir. J'ai vu beaucoup de gens qui, sur la base de cet anagramme, faisaient d'Ardyn la même personne que le Nadir prophète de la cosmogonie 15:2 (celui qui annonce « Sous une terre souillée, sous un ciel vicié, La corruption avance menaçant de tout ravagé, Armé de son épée, aidé de ses chevaliers, le roi combattit aux côté des Dieux, et contre les Ténèbres fut victorieux. Satisfaits, les Dieux lui confièrent la plus précieuse des lumières "Protège ta lignée et la pierre sacrée, Que le monde soit prêt contre la calamité" » lorsque l'on regarde la fresque murale [http://img11.hostingpics.net/pics/122171MythologieFinalFantasyXV.png]), mais il y a trop de mystères pour que j'adhère à l'idée. Il me semble néanmoins avoir lu quelque part que c'était un prénom arabe qui signifiait « celui qui avertit », ou quelque chose de ce genre ; Ardyn ayant jadis été une sorte de pèlerin qui soignait les gens, il peut y avoir un peu de cela. Et un peu d'autre chose : car le nadir, c'est aussi l'opposé d'un zénith, et associé à son nom de famille, le « Nadir de la lumière céleste » (le Soleil ? Les Dieux ?), l'on peut y voir, par son nom, ce qu'il se révèle être par l'intrigue : les ténèbres. D'ailleurs, dans le Chapitre XIV, après avoir battu Ifrit, juste avant de pénétrer dans la salle du trône, il y a une salle avec des fragments de la grande peinture murale. Et quand l'on veut interagir avec l'une d'elles, qui représente l'une des parties inférieures — le nadir — de la fresque, Prompto nous dit : « Donc Ardyn c'est les ténèbres ? ».

Deuxième nom, celui qu'il a lui même choisit — ou plutôt volé : Ardyn Izunia. Ici une précision nécessaire : j'ai joué en audio Anglais et en sous-titres Français, et au moment du twist, les traductions diffèrent au point de donner deux sens totalement différents. Ainsi, ceux qui ont joué en Français intégrale ont eu pour réplique « Izunia est resté mon nom de famille. » tandis que la version anglaise donne « You'll never guess whose Izunia name was. ». Je n'ai plus les phrases exactes en tête, mais je sais que le problème se reproduit dix ans plus tard, lorsque Talcott nous raconte qu'il est tombé sur le nom « Izunia » dans ses fouilles avec Ignis. Fossé énorme au détriment de notre langue, obscurcissant encore davantage un background déjà bien planqué. Car oui, pour peu que l'on creuse un peu, ce nom est susceptible de donner une grosse information sur le personnage. Izunia est un dérivé d'« Iizuna », qui désigne en réalité une belette japonaise. Et il se trouve que, dans le folklore japonais, la belette est souvent associé à l'art du déguisement. Il y a même certains mythes qui racontent que, lorsqu'une belette atteint plus d'une centaine d'années — comme c'est le cas d'Ardyn —, elle se transforme en blaireau ; qui, au Japon, est visiblement un symbole de ruse. Donc Ardyn vole un nom qui, lui-même, symbolise le déguisement / la ruse. Plutôt pas mal. Mais à qui le vole-t-il ? Pour avoir cherché un peu, j'ai vu que pas mal de forumeurs parlaient de son frère, le véritable roi élu. Ils se basaient apparemment sur un extrait du guide officiel anglais où il est visiblement écrit qu'il le prend de quelqu'un de sa « bloodline ». J'ai vraiment essayé de fouiller pour dégoter le bouquin en français, ai même demandé une photo à un mec qui vit à des centaines de bornes, mais je n'ai rien trouvé. Toutefois, l'on peut quand même se risquer à cette modeste hypothèse : Ardyn vivait à l'époque de l'arrivée de la maladie, seulement, le roi élu était un autre membre de sa famille. Membre qu'Ardyn a supposément lui même tué et à qui il a volé son nom. Nom qui est Izunia. Izunia qui est un mot d'origine japonaise. Coïncidence : dans la liste des armes fantômes que l'on débloque, il y a une arme typiquement japonaise : le Katana. Katana qui, lorsque l'on lit le descriptif, nous dit : « Le Katana du plus ancien roi. ». Qui était donc Izunia, frère d'Ardyn ? Au-delà de cela, quel est l'impact de cette signification ? Eh bien l'on sait désormais que non seulement Ardyn est un méchant — pire, il est le Mal —, mais qu'il est aussi un imposteur. C'est un type qui, depuis des centaines d'années, se fait passer pour quelqu'un qu'il n'est pas. Joue à faire semblant. Ce que nous révèle ce nom, c'est qu'Ardyn est un acteur. Un aspect que confirment ses vêtements mi-pèlerin mi-saltimbanque (Noctis l’appellera « Jester » à la fin) ; sa gestuelle très ample, et ses multiples révérences (voir son entrée dans la salle du trône dans Kingsglaive, par exemple) ; son sens de la mise en scène (les cadavres pendus, l'annonce de son identité à Noctis, et tout le côté très théâtral du « masque qui tombe ») et son goût pour le trucage / les illusions (encore les cadavres, le « twist » avec Prompto sur le train, le(s ?) « faux Prompto » dans le chapitre XIII). Allant jusqu'à se plaindre, dans le chapitre XIII, que Noctis n'a « aucun sens du spectacle. »

Et si « Ardyn Lucis Caelum » amenait à repenser l'intrigue, « Ardyn Izunia » amène à repenser le jeu. Car s'il est un acteur, c'est parce que Final Fantasy XV lui-même est une pièce de théâtre (d'où l'importance du « coup de théâtre »). Et pas n'importe laquelle puisqu'il ne s'agit ni plus ni moins qu'une grande relecture d'Hamlet. Il en reprend l'intrigue : le fratricide, la reconquête du trône, le décès de la promise qui responsabilise le héros, et la mort des deux rois — légitime comme illégitime — de manière à laisser le royaume dans de meilleures mains. Il en reprend également l'imagerie : de la noyade de Lunafreya qui renvoie à celle d'Ophélie [http://img11.hostingpics.net/pics/117151LunafreyaOpheliaJohnEverettMillais1852.png] en passant par l'apparition du spectre en armure [http://img11.hostingpics.net/pics/163696NoctisRegisHamletandtheGhostHenryFuseli1789.png]. Un spectre qui, quelques secondes auparavant [http://img11.hostingpics.net/pics/445313Regis.png], se manifeste avec sa barbe d'un « noir argenté », et « plutôt l'air de la tristesse que de la colère » (Hamlet, scène 2 de l'acte I). Insomnia [http://img11.hostingpics.net/pics/540961Insomnia02.png] elle-même doit sa forme au château de Kronborg [http://img11.hostingpics.net/pics/570013KronborgCastle.jpg], où se déroule la pièce. Et, bien évidemment, il en reprend les personnages. Noctis est Hamlet ; Prompro est Horatio, l'ami d'école ; Ignis et Gladiolus sont Marcellus et Bernardo, qui travaillent tout deux au château, mais qu'Hamlet considère comme de véritables amis : « Mes amis, [...] mes condisciples, mes frères d'armes. » (scène 5 de l'acte I) ; « HORATIO, BERNARDO, MARCELLUS — Nos hommages à votre seigneurie. HAMLET — Non, à moi votre amitié, comme la mienne à vous ! » (scène 2 de l'acte I). Des phrases qui peuvent trouver écho dans le fameux « You, guys... are the best. » final de Noctis. Et mine de rien, là, on a petite référence qui justifie la tant décriée « absence de fille dans le casting » — on rappellera tout de même que la principale raison, avancée à l'époque par Nomura himself, était qu'au Japon, les mecs traînaient avec les mecs, et les filles avec les filles. Mais il n'y a évidemment pas que ça ; Ardyn est Claudius, l'assassin ; Lunafreya est Ophélie, la promise, tandis que son frère Ravus est son frère Laerte, voyant d'un mauvaise oeil son union avec Hamlet/Noctis. Le combat final, « simple » duel épée contre épée — ou plutôt fleuret contre fleuret — entre Ardyn et Noctis a lui aussi une grande connotation romanesque / théâtrale ; le duel servant également de dénouement à Hamlet, à la différence que celui-ci ne combat pas Claudius/Ardyn, mais Laerte/Ravus. Pincettes tout de même : des développeurs ont avoué qu'Ardyn devait avoir d'autres formes, mais qu'avec le temps blabla, ils n'ont laissé que cette celle-ci. Je pense que cela relativise un peu ma vision, sans pour autant la rendre complètement inepte. Reste malgré tout une influence monumentale en terme d'intrigue que je n'ai personnellement vu mentionnée dans aucun test — après, il est vrai que je n'en ai pas lu 80 — alors qu'elle a été ouvertement avouée il y a près de 10 ans lors d'un trailer en 2008 [http://img11.hostingpics.net/pics/989528Trailer2008.png], et répétée il y a 5 ans lors d'un autre en 2011 [http://img11.hostingpics.net/pics/865075Trailer2011.png] (oui, c'est une citation d'Hamlet). Parting Ways / Le Grand Départ, le « prologue théâtral » — extrait [http://img11.hostingpics.net/pics/205386PartingWays.png] —, annonçait d'ailleurs de son côté déjà la couleur.

Cela pourrait être la finalité de mon cheminement, mais pas encore. Car parvenir à cette lecture « Hamletienne » du titre nous amène à nous poser une autre question ; question, qui, via le prisme que l'on vient donc de développer (le drame Hamlet plutôt que l'histoire Noctis), nous pousse de nouveau à nous demander s'il est possible de considérer Final Fantasy XV comme certains ont considéré — et considèrent toujours — Final Fantasy XIII : une véritable synergie entre trame et structure, en particulier l'open world. Concrètement, l'interrogation qui me vient désormais à l'esprit est la suivante : certes, FFXV reprend Shakespeare ; mais en est-il pour autant un jeu que l'on pourrait qualifier de Shakespearien ? Pour expliciter un peu, je vais prendre deux exemples de softs que je considère être, d'une manière ou d'une autre, assimilable, sinon véritablement au théâtre Shakespearien, du moins à sa tendance profondément romantique. L'un étant un jeu unanimement — et à raison — reconnu comme tel, l'autre ayant un été une sorte de « modèle » d'open world avancé par Tabata lorsqu'il a fallu légitimer l'idée lors de la production.

J'imagine que le premier ne surprendra personne, il s'agit de Vagrant Story. Il ne surprendra personne parce que, comme dit, il est habituellement salué comme une véritable « référence Shakespearienne » en matière de jeu vidéo. Et du coup, moi — d'accord avec le principe — je me suis tout de même demandé pourquoi beaucoup pensaient cela : où les gens voyaient-ils du Shakespeare dans Vagrant Story ? D'aucun répondront instinctivement « partout ». C'est pas faux, parce que toute la direction artistique du jeu, ostensiblement européenne / médiévale, renvoie immédiatement à l'univers du bon Will. La seconde raison généralement évoquée — sur la bases des quelques papiers sur le jeu glanés sur le net — repose sur l'écriture et la tournure des dialogues, du phrasé, qui peut rappeler l'oral des pièces, et que j'assimilerai personnellement au point précédent, cela faisant parti de la cohérence de la direction artistique globale susceptible d'amener avec elle tout un contexte (l'Église, l'État, etc.). Et, dernière raison, dernière preuve même, d'une évidente évidence : le nom de certains personnages directement issus de l’œuvre du dramaturge ; en l’occurrence Romeo Guildenstern et Jan Rosencrantz. Je ne vous ferai pas l'affront de préciser d'où vient Romeo, mais au cas où certains l'auraient oublié ou seraient tout simplement passé à côté — rien de mal à cela, notez bien —, Guildenstern et Rosencrantz sont deux personnages d'Hamlet. Et il est vrai que ces trois caractéristiques forment déjà un bon petit terreau. Pourtant, il faut bien se dire que si l'on collait une autre direction artistique, un autre phrasé, et d'autres noms, Vagrant Story resterait un jeu extrêmement théâtral et romantique. Bon alors moins, obviously, mais il y a tout de même quelque chose qui dépasse la « simple » question de la DA générale. L'on revient ici aux différents secteurs d'écriture, l'un touchant à la trame, l'autre à la structure. Alors certes, les répliques / le phrasé font parti de la trame, mais avant cela, il y a une histoire et les thèmes qu'elle aborde (la religion, la quête de soi, l'amour, etc. qui sont présents chez Shakespeare comme chez Matsuno), et il y a une narration (la multiplicité des points de vus au cours du cheminement, les bulles de dialogues qui donnent un aspect plus « oral / vivant » au dialogues). Et donc il y a la structure.

Préalablement, il me faut un peu développer un terme que j'ai déjà utilisé deux fois pour caractériser le théâtre de Shakespeare. Précisons : une « partie » du théâtre de Shakespeare, l’œuvre complète brassant un nombre impressionnant de genres, thèmes, etc. Mais en l’occurrence, j'ai mentionné deux fois le mot « romantique ». Vous pouvez vous référer à la page Wikipédia pour des infos plus précises, mais en très gros, le Romantisme, c'est un mouvement culturel européen apparu à fin du dix-huitième siècle, et qui s'est exprimé principalement à travers la littérature et la peinture. Alors à première vue, un mouvement né à la fin du XVIIIème siècle pour un Shakespeare qui est mort en 1616, ça parait un peu passe ton oinj'. Mais beaucoup d'artistes parmi les premiers romantiques adoraient Shakespeare, dans lequel s'épanouissaient les thèmes qui sont au centre du genre : la souffrance de soi ; l'expression des états d'âme ; la recherche de l'idéal ; la solitude ; la mélancolie ; l'affranchissement des règles pour la construction du Moi ; la rapport à la nature, aux ruines comme projection des sentiments ; la spiritualité ; la quête identitaire par le voyage ; etc. Des thématiques que l'on retrouve dans le scénario de Vagrant Story, mais aussi dans sa structure de dungeon-RPG : les ruines et dédales de Leà Monde sont aussi bien un symbole de la complexité de l'intrigue et des rapports entre personnages qu'une projection de la psyché tortueuse et délabrée d'Ashley. Parallèlement à cela, les donjons offrent un découpage très « scénique » de l'intrigue ; chacun d'eux correspond à un avancement dans l'histoire, et la « monotonie visuelle » des salles, largement compensée le travail phénoménal sur les textures, les détails et l'éclairage, rappellent sans mal les tableaux / décors peaufinés des pièces. La caméra joue aussi son rôle : isolant la salle (les fonds noirs) en lui donnant un aspect très « cubique » pour finalement briser le quatrième mur et faire de l'écran de jeu une sorte de scène. Impression similaire pour le système de combat, qui donne lieu à des affrontements quelque peu statiques — au moment des impacts, du moins —, mais étudiés et presque « chorégraphiés » par le joueur, avec ce côté « attaque / défense / je donne un coup - tu pares / tu donnes un coup - je pare » très théâtrale dans les joutes. Tant de choses qui m'amènent à penser que Vagrant Story était déjà, à l'époque, un excellent exemple de synergie entre « écriture dramatique » et « écriture ludique ».

Autre exemple, plus récent, à la structure totalement différente, moins Shakespearien mais pas moins romantique : Shadow of the Colossus. Le titre d'Ueda, cité avec Ocarina of Time par Tabata pour défendre l'idée qu'un monde ouvert réussi et mémorable n'était pas forcément un terrain de jeu rempli de jouets, est en effet un modèle du genre. Un jeu que je considère personnellement comme un véritable chef d'oeuvre, avec toute une réflexion sur le — et même une représentation du — Sublime, une des thématiques forte du genre, et notamment centrale, quand elle n'est pas carrément existentielle, dans les écrits d'un scribouillard très porté sur le romantisme que j'apprécie pas mal et qui s'appelle Victor Hugo (lire Hernani serait une bonne idée). À ce propos, je n'ai pas encore totalement réfléchi, mais je pense qu'il y a également beaucoup de choses à dire sur ce sujet à propos de The Last Guardian, et ses rapports « d'échelles » entre la bête et le décor, le grand et le grandiose, le Sublime et le Beau. Toutefois, pour Shadow of the Colossus, après tout ce que je viens d'écrire, et plus particulièrement lors de l'énonciation des multiples thématiques du romantisme, je ne pense pas que vous ayez spécialement besoin que je développe. Quiconque a fait le jeu a, je pense, compris de quelles manières elle peuvent se manifester chez le joueur (les codes du conte et de la fable, tendant à l'allégorie, qui déploient une puissance évocatrice exceptionnelle, l'atmosphère diffuse et la solitude du personnage propices à la contemplation et à l'introspection, etc.). Si j'en fais spécifiquement mention, c'est parce que c'est non seulement un très joli contrepoint à Vagrant Story et sa structure plus renfermée, mais aussi une superbe preuve qu'un monde ouvert — qui n'est certes pas véritablement « l'open world » au sens désormais traditionnel du terme — peut lui aussi soutenir un certain propos.

C'est là que l'on reparle de Final Fantasy XV.
Oui, je sais : passer, via un simple saut de ligne, de Vagrant Story et Shadow of the Colossus à FFXV, c'est un peu l'hydrocution. Sorry.
Je ne vais pas revenir sur la construction en deux parties du jeu comme reflet de Noctis déjà énoncée en début de texte — et qui peut, à ce moment là de la réflexion, gagner un sens un peu plus « littéraire » —, mais juste parler de l'open world en tant que tel. D'un « point de vue romantique », je trouve que c'est un choix de game design extrêmement intéressant. Le genre faisant la part belle à la contemplation, au voyage, à la quête initiatique, à la nature, tout en flirtant souvent avec le Gothisme, son architecture, ses ruines et ses endroits typiques (les cimetières, les grottes, etc.), ça reste une orientation plutôt sensée. Donc, quelque part, Final Fantasy XV a pas mal d'atouts en main pour être cool : non seulement il a le contexte — la trame d'Hamlet, et tous les bouleversements émotionnels et questions existentielles qu'elle implique — mais aussi l'univers : un monde ouvert, soumis à un Empire — donc, sinon totalement détruit, du moins fortement désenchanté —, avec plein de choses à découvrir. Le tout régulé par un cycle jour / nuit et des altérations de météo qui peuvent, au besoin, s'accorder pour offrir une atmosphère en adéquation avec l'état d'esprit du héros lors de « moments étapes ». Sauf que l'essentiel de tout cela est pour ainsi dire désamorcé par l'une des volontés initiales du jeu : proposer un grand road trip. Donc oui, de fait, Final Fantasy XV est extrêmement contemplatif. C'est un jeu de balades (les quêtes annexes se résument à de simples allers et retours), c'est un jeu de panoramas, c'est un jeu de crépuscules (le travail global effectué sur les lumières est assez fabuleux), c'est un jeu de photo et de screenshots [http://img11.hostingpics.net/pics/986463FinalFantasyXV02.png — http://img11.hostingpics.net/pics/966607LeVoyageurContemplantuneMerdeNuagesCasparDavidFriedrich18181.jpg], mais concrètement, cela ne va quand même pas beaucoup plus loin : il n'y a pour ainsi dire pas de lieux réellement marquants, ou alors pour de mauvaises raisons (kikou la Tour de Costlemark) ; les donjons manquent de personnalité, que ce soit au niveau du level-design ou de la direction artistique — tous ont d'ailleurs une musique similaire — ; le monde ne nous apprend rien sur lui-même ; etc. Bref, c'est un univers qui a de l'ampleur, mais qui n'a pas grande substance — un peu comme FFXV, en fait : c'est une œuvre qui a de l'ampleur, s'étendant tout de même sur quatre supports différents (jeu vidéo, film, anime, « pièce de théâtre ») mais qui, ne sachant pas se raconter elle même, ne raconte pas grand chose. Alors qu'il y avait de quoi faire : tu as dix armes fantômes ayant appartenues à tes ancêtres qui ont façonné l'histoire du monde dans lequel tu vis à aller chercher, et les tombeaux arrivent à ne rien exposer ; tu t'appelles la Nuit, et ta femme s'appelle la Lune, et ta femme meurt, et tu n'as absolument aucune petite scénette à l'intérieur du cheminement (Noct pris d'insomnie lors d'une nuit sans — ou avec, justement — lune, par exemple), ou d'effet de mise en scène à l'intérieur de l'univers pour faire symboliser quoi que ce soit ; etc., etc.

Alors qu'on ne se méprenne pas : je ne chie pas sur le jeu expressément pour ces raisons-là. Je ne dis pas que, parce qu'il ne répond totalement à ma vision blabla c'est nullos. Non, c'est véritablement et simplement une sorte de petit cheminement analytique que je me suis posé pour essayer d'appréhender le jeu dans son ensemble et de lui trouver une cohérence globale via une certaine grille de lecture. Je ne dis pas que parce que ça reprend Shakespeare, c'est génial. J'ai juste remarqué quelque chose et essayer pousser la réflexion jusqu'à l'ensemble du jeu. Je pourrai encore développer encore un peu sur cette appréhension de l'open world, qui aurait probablement été plus intéressante si les développeurs avaient pu faire tout ce qu'ils désiraient (en rapport avec la visite des ruines de Lestallum, par exemple), mais je commence à fatiguer un peu. Et puis je pense que vous avez compris l'idée. De toute manière, je suis en train de jeter un œil à mes notes, et je vois que j'ai déjà oublié de mentionner pas mal de choses, notamment sur l'écriture globale du jeu (et la gestion désastreuse de personnages qu'il renonce à développer mais qu'il refuse de délaisser, etc.), le côté melting-pot de la chose, alors que Vagrant Story et Shadow of the Colossus sont de véritables jeux d'auteurs (et que c'est précisément ce qu'il manque à FFXV : une écriture menée par une vision), le fait de n'avoir justement quasiment rien dit sur SotC, ect.
Tant pis.

Autrement, pour l'anecdote, si ce petit bout de texte s'intitule « La folie d'Ophélie », c'est non seulement pour des raisons syllabiques et phonétiques évidentes (Rimbaud dans les cordes à linge), mais surtout pour faire écho à ce passage d'Hamlet (scène 5 de l'acte IV) qui, je trouve, correspond plutôt bien au jeu :

« [Ophélie] dit des choses vagues qui n'ont de sens qu'à moitié. Son langage ne signifie rien, et cependant, dans son incohérence, il fait réfléchir ceux qui l'écoutent : on en cherche la suite, et on en relie par la pensée les mots décousus. Les clignements d'yeux, les hochements de tête, les gestes qui l'accompagnent, feraient croire qu'il y a là une pensée mal fixée, mais fâcheuse. »

Et à Horatio de répondre : « Il serait bon de lui parler ; car elle pourrait semer de dangereuses conjectures dans les esprits malveillants. »

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