Une pensée mise à nu
Par Catherine Bonningue
L’auteur nous surprend par l’assurance avec laquelle il dégage la trajectoire du penseur Jacques-Alain Miller. Lecteur assidu des ouvrages et articles publiés de celui-ci, mais aussi des nombreux inédits, Nicolas Floury dégage d’emblée, notamment à partir de ce que J.-A. Miller a pu confier de sa propre passe, son goût particulier pour le cristal de la langue et l’élucidation, ainsi que son engagement politique pour la psychanalyse.
Sa filiation quant à la philosophie, et cætera, nous est dégagée avec efficacité. Filiation qui lui permet de fonder un structuralisme lacanien, isolant du même coup un réel non assimilable à la structure. Ses écrits de jeunesse sont lus comme un point d’Archimède lui permettant son entrée dans Lacan. Mais notre « introducteur » à sa pensée n’hésite pas, tout du long de ce petit ouvrage qui tient dans une poche, à voyager dans les cinquante années de sa production intellectuelle, se livrant certes à une certaine acrobatie, mais des plus fructueuse.
Lorsque N. Floury use d’exemples les plus simples (le taquin et sa case vide…), nous constatons à quel point il s’est laissé enseigner par « son maître ». Citons sa présentation du sujet barré de Lacan à partir du paradoxe de Bertrand Russell. La causalité structurale, le manque-à-être, le production de signification, nous sont explicités comme posés avant le virage de J.-A. Miller vers la psychanalyse.
Si nous assistons dans cet essai à une sorte de « mise à nu » d’une pensée, d’un homme, nous sommes aussi emportés par une conviction profonde dans la psychanalyse freudienne, lacanienne, une expérience unique, une éthique unique, à distinguer de la science, mais Floury nous signalant en même temps la congruence de l’expérience analytique avec le discours de la science. Un petit chapitre est consacré à la sacro-sainte distinction psychologie/psychiatrie/psychanalyse, qui éviterait bien des lectures de manuels à tous ceux qui se demandent ce qui leur conviendrait le mieux. La psychanalyse ! La psychanalyse ! La psychanalyse ! Lit-on entre les lignes. Elle seule touche au singulier de chacun. L’auteur nous l’esquisse même comme « une science du singulier ». La question du traitement de la psychose par la psychanalyse est traitée avec tout autant de pertinence. Psychose et folie sont distinguées finement. La catégorie de « psychose ordinaire » est à juste titre attribuée à J.-A. Miller, même si celui-ci nous a confirmé récemment ce qu’elle devait à celle de la « maladie de la mentalité » propre à Lacan. L’« affect » retrouve une place d’honneur, signifiantisé, bien sûr, même si ce n’est pas le tout de la question. Les deux modes de jouir du symptôme et du fantasme sont explicités avec bonheur, puis les deux faces du symptôme : enveloppe formelle et jouissance. La théorie du fantasme, non accessible par la rêverie diurne, la simplicité de son axiome, nous mène jusqu’à son point d’aboutissement dans la cure : sa traversée, complémentée de l’« identification au symptôme ». L’avantage, les avantages de la pratique de la procédure de la passe pour le groupe analytique sont, aussi, introduits.
Du maoïsme au parti des Lumières, en passant par la « politique lacanienne », telle est l’esquisse, une trajectoire encore, qui nous est donnée de l’homme Miller. Une volonté d’ouvrir la psychanalyse au peuple, au monde. Une politique de la psychanalyse rivée à son éthique, soit à l’inconscient. Le psychanalyste a l’« ironie » d’un Socrate, le « cynisme » d’un Voltaire. La politique lacanienne peut prendre des allures de combat : contre le cognitivisme, « nouvelle ontologie », le comportementalisme, les deux plaies du monde contemporain, pour ce qui concerne « le parlêtre ». Face à ça, la psychanalyse ne peut être que subversion.
Une scansion majeure de la « pensée » du psychanalyste Miller est datée de 2001, scansion qui n’a pas été sans se renouveler, voire être précédée. Ne citons que le bouleversement qu’a produit en lui, selon ses dires, son cours « Vie de Lacan ». Ainsi, les dernières années de « L’orientation lacanienne » aboutissent à un « cap vers le réel », mais un réel qui n’est plus celui d’entrée de jeu de Lacan lorsqu’il introduisit la boussole des trois catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel. Il s’agit d’un réel qui a été subverti jusqu’à livrer son « hors-sens ». En conjuguant un réel « hors loi » et le « tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant » du tout dernier Lacan, Floury nous invite à le nommer « insensé ». Il est certain que ce tournant millérien date de 2001 — tournant permis, entre autres, par la redéfinition du symptôme comme « événement de corps » dans « Biologie lacanienne » — ; on relira « Le lieu et le lien », notamment son texte sur « La psychanalyse pure… ».
La pulsion freudienne, la jouissance lacanienne, sont des termes qui reprennent alors toute leur vigueur pour nous. La Vérité pâlit devant les vérités révélées dans l’expérience analytique, le « sens » des donneurs de sens — il est réduit à l’artifice — s’esquive, et cætera. L’interprétation analytique peut alors être revisitée, elle sera désormais gouvernée par le réel. L’analyste se tait, il est pulsion. L’analysant est « renvoyé à l’insensé de sa jouissance ». L’analyste interprète « à l’envers » de « l’inconscient interprète ». Comme le dit très bien Floury, dans le dernier Lacan, la fin de l’analyse par la traversée du fantasme se complète, est « englobée » par l’identification au sinthome, soit le symptôme redéfini, non plus seul chiffrage, mais symptôme joui. L’analysant en fin d’analyse peut ainsi quasiment se nommer d’un mode de jouir, à nul autre pareil. Nul hédonisme, un simple « solde cynique ». La psychanalyse de demain sera aussi anti-dogme que le fut Lacan dans son enseignement et dans sa « Vie » et ne peut que se tenir à l’écart de toute visée d’une santé mentale conçue comme une normalité.
Le lecteur ne trouvera dans cet opuscule nulle langue de bois ; le texte a subi une « modification » due à la proscription des formules et mathèmes lacaniens. Soyons reconnaissants à N. Floury d’avoir oser extraire la singularité millérienne de l’œuvre freudienne et de l’orientation lacanienne, qui pointe ainsi comme la partie émergée d’un iceberg. Cette belle « trajectoire » dans Miller pourrait bien être à l’origine d’autres plus affinées.
Ce livre ouvre véritablement une nouvelle ère pour notre vie psychanalytique orientée par Jacques-Alain Miller. C’est une grande première. Un coup de gong qui se répercutera sans nul doute à travers notre monde psychanalytique. Ne doutons pas qu’il provoquera des soirées-débat dans notre Champ freudien, qui permettront de discuter certains points de détail, mais non des moindres, références en main.

Le réel insensé, Introduction à la pensée de Jacques-Alain Miller, par Nicolas Floury, Ed. Germina, novembre 2010 (160 pages, 16 €)
(From TLN)

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